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Trois énigmes

Trois énigmes

Le Monde
Samedi 4 mai 1991, p. 2

BESSIS JEAN LOUIS; RONAI MAURICE

LA manipulation de l’institution judiciaire requiert du métier. Manifestement, nos deux ministres de la justice n’ont pas le savoir de leurs détracteurs. Si Albin Chalandon n’avait pas une grande expérience des rouages judiciaires, au moins avait-il su s’entourer de véritables techniciens de l’ingérence. Dessaisir un juge est un art simple, mais tout d’exécution.
C’est ce qu’illustre le vaudeville judiciaire auquel le pays assiste depuis quelques semaines. La pièce met en présence quatre groupes. Dans l’ordre d’apparition, le  » groupe des mutins « , les  » deux candides « , le  » petit couple de province « , le  » trio infernal « . On aura reconnu le juge Jean-Pierre et ses amis, les deux ministres, le procureur du Mans et sa plus proche collègue, présidente du même tribunal, coauteurs du mémorable dessaisissement dominical par télécopie, enfin, les trois conseillers de la chambre d’accusation d’Angers.
Trois énigmes. Pourquoi le procureur a-t-il retenu le mode de dessaisissement le plus imprudent ? Pourquoi n’a-t-il pas soumis la totalité de la délirante procédure à la chambre d’accusation ? Enfin, quels mobiles ont bien pu conduire les magistrats d’Angers à la valider ?
Dimanche 7 avril, le procureur informe la chancellerie qu’un juge frondeur s’apprête à entreprendre des investigations douteuses. Pour le contrecarrer, elle dispose d’une palette de procédures éprouvées : faire saisir la chambre d’accusation par le parquet en lui soumettant la régularité de l’instruction, ou bien tenter d’obtenir la récusation du juge par le premier président de la cour d’Angers, ou encore présenter à la Cour de cassation une requête en suspicion légitime.
Curieusement, il est décidé de solliciter le dessaisissement auprès de la présidente du tribunal du Mans. Pour deux raisons : célérité et sécurité. En effet, les trois autres voies requéraient quelques heures de patience pour aboutir et comportaient un léger aléa. Mais mesurait-on que les deux avantages attendus se révéleraient contre-productifs ? On souhaitait écarter le  » mutin  » le jour même, dimanche après-midi, mais c’est précisément cette célérité exceptionnelle du dessaisissement, sa  » dominicalité  » qui vont heurter l’opinion. Sécurité : on souhaitait dessaisir à coup sûr. Le procureur se porte garant de l’issue : avant même d’introduire la requête, il s’est assuré de l’assentiment de la présidente du tribunal. Il entretient avec elle des relations privilégiées : n’appartiennent-ils pas au même tribunal de province, ne sont-ils pas du même grade, ne se rencontrent-ils pas quotidiennement ? Cela crée des liens.  » Je lui ai annoncé que j’allais la saisir d’une requête en dessaisissement… Elle a réfléchi, donné son accord et j’ai averti le parquet général, qui en a informé la chancellerie.  » Il est confortable de connaître par avance l’issue d’une procédure, mais qui ne risque rien n’a rien.
C’est justement cette solution de facilité qui va fragiliser la démarche : la décision émanant d’un magistrat du Mans, fût-il président, avait peu de chances d’en imposer à des juridictions de rang supérieur. Or le dossier devait fatalement être soumis à la chambre d’accusation de la cour d’appel pour en examiner la régularité : pouvait-on mieux indisposer celle-ci en la contournant d’emblée ? Toutes les procédures de dessaisissement autres que celle retenue, en donnant compétence à des instances supérieures, auraient conféré au désaveu du juge plus d’autorité. L’actuelle opposition, qui feint aujourd’hui l’indignation, ne s’y était pas trompée quand elle avait confié en 1987 à la Cour de cassation le soin de dessaisir en quelques heures le juge Grellier du dossier Michel Droit.
Inexpérience dans l’ingérence
Deuxième énigme. Pourquoi le procureur du Mans n’a-t-il soumis à la chambre d’accusation qu’une partie de la procédure ? Deux hypothèses. Celle qu’il évoque lui-même :  » La nullité du réquisitoire entraînait à mes yeux la nullité de l’ensemble des actes de l’instruction.  » Ou alors, incertain quant à l’issue de son recours, il se sera réservé la possibilité de soumettre dans un second temps à la chambre d’accusation la validité de la perquisition. Celle-ci se révélant plus contestable encore que le réquisitoire lui-même, il eût été plus difficile à la chambre d’accusation de ne pas faire droit à une demande d’annulation globale : n’avoir pas formé pareille requête tenait du coup de poker. S’agissant désormais d’une affaire d’Etat, il n’aurait pas été ridicule de mettre  » toutes les chances de son côté « .
Troisième énigme. Pourquoi la chambre d’accusation a-t-elle pris une telle position ? Indignation ? Les magistrats auraient été heurtés par l’insolite dessaisissement dominical : à démarche aberrante, réponse aberrante. Volonté politique d’affirmer l’indépendance de la justice ? Enfin, on ne peut exclure des considérations de carrière : en milieu judiciaire, l’indépendance apparente vis-à-vis du pouvoir en place procède souvent d’un calcul sur une alternance éventuelle et s’avère  » dépendance par anticipation « . Morale, politique, carrière : il est clair que les considérations proprement juridiques ne pèsent pas lourd dans les affaires de ce type.
La chancellerie a-t-elle conduit les choix étranges de procédure ou en a-t-elle laissé l’initiative à un aimable procureur provincial ? Dans un cas comme dans l’autre, force est de constater l’inexpérience de l’ingérence. Il n’est pas interdit de voir dans un tel amateurisme une marque de probité, quand on se souvient du professionnalisme dont a su faire preuve l’opposition dans un passé récent.

Bonne administration de la vie publique

Bonne administration de la vie publique

Le Monde
Vendredi 30 décembre 1994, p. 2

BESSIS JEAN LOUIS; RONAI MAURICE

La « bonne administration de la justice » est une notion floue, qui permet toutes les dérives comme le montre le débat autour du désaisissement du juge Halphen
IMAGINONS un justiciable en proie aux investigations de la justice. Chaque jour apporte son lot de révélations. Le juge d’instruction procède méthodiquement : il semble déterminé à aller jusqu’au bout, à remonter les filières. Son dessaisissement s’impose. Il ne faut pas trop compter sur la chancellerie : soumise à la surveillance des médias et de l’opinion, elle ne peut ou ne souhaite agir que dans l’ombre. Le code de procédure pénale a certes prévu de nombreuses voies de contestation : partialité, suspicion légitime… Le problème, c’est d’abord que le magistrat est incontestable. C’est aussi que, pour exercer un recours, il faut être « partie au procès », il faut être mis en examen. La mise en examen, c’est précisément ce que notre justiciable et ses amis souhaitent éviter. Pour notre justiciable, il ne reste dès lors qu’un biais pour parvenir au dessaisissement, celui dit de la « bonne administration de la justice ». Il appartient au seul ministère public de l’invoquer. Encore faut-il lui en fournir la matière ou le prétexte. La tentation peut être forte de fabriquer de toutes pièces une « atmosphère dessaisissante » qui incitera le juge à s’effacer ou, à défaut, qui permettra au parquet de le faire dessaisir.
L’affaire Halphen, ou plus précisément l’affaire Maréchal-Schuller, présente de nombreux traits communs avec cette fiction judiciaire. Au-delà des anomalies et bizarreries qui la jalonnent, cette affaire appelle, au moins, quatre observations.
Pourquoi a-t-on retenu contre M. Maréchal le délit d’extorsion de fonds ? Celui-ci implique une menace de « persécution judiciaire » sur M. Schuller, menace dont on voit mal comment M. Maréchal pouvait la faire mettre à exécution par son gendre. Reste le délit éventuel d’escroquerie, ou plutôt la tentative d’escroquerie : il aurait fait miroiter au conseiller général RPR une influence apaisante, proprement chimérique, sur le juge. Mais ce délit était loin de créer l’atmosphère propice au dessaisissement. L’escroquerie reste cantonnée au duo Schuller-Maréchal, alors que l’extorsion de fonds a le mérite d’impliquer le juge Halphen.
Une notion fourre-tout Aucune mise en examen n’est à ce jour prononcée contre M. Schuller. Si la thèse de M. Maréchal devait s’avérer, M. Schuller, comme les auxiliaires policiers qui l’ont accompagné, se trouverait alors dans la situation des gendarmes de l’Elysée lors de l’affaire des Irlandais de Vincennes : fabrication de fausses preuves, outrages à magistrat…
La précipitation du procureur général à affirmer que le dessaisissement s’impose. De deux choses l’une : ou bien celui-ci agissait sur ordre, et auquel cas le garde des sceaux est plus interventionniste qu’il ne veut bien l’affirmer. Ou bien le haut magistrat l’a fait de sa propre initiative, et il faut alors s’interroger sur sa capacité d’assurer ses fonctions avec la sérénité requise.
Enfin qu’adviendrait-il si, après que le juge Halphen eut été dessaisi, M. Maréchal était disculpé et que fût établie la machination ? Songeons au goût amer que laisserait ce tour de passe-passe aux autorités responsables du dessaisissement.
Faut-il conserver la notion de « bonne administration de la justice » en tant que motif de dessaisissement ?
Qu’est-ce que la « bonne administration de la justice » ? Cette notion fourre-tout ne reçoit aucune définition précise dans notre droit. Ainsi, au nom d’une « bonne justice », un président de tribunal pourra décider de regrouper, ou au contraire de disjoindre, deux affaires connexes. Un président de cour d’appel pourra accueillir, ou au contraire estimer dilatoire, l’exercice d’une voie de recours. Rien à objecter. Malgré les contours imprécis.
Comme cause de dessaisissement, la « BAJ » est encore plus floue. Elle ne présente que deux caractères certains : le justiciable lui-même ne peut s’en prévaloir et le juge à dessaisir est irréprochable. Pour le reste, elle relève d’une appréciation de  » l’environnement » du magistrat. Y a-t-il dans l’environnement médiatique, familial ou amical, matière à affirmer que le juge ne peut instruire ? Mais quelle affaire sensible ne donne pas lieu à de formidables influences de la presse écrite ou audiovisuelle ? Quel juge n’a pas un cousin, un parent, un ami fragilisable ? Peut-on sérieusement exiger d’un juge d’instruction que tous ses proches soient à l’abri de tout reproche ? Un juge devra-t-il, dès sa sortie de l’École nationale de la magistrature, s’enfermer dans un monastère ? La notion de « BAJ » nuit à l’indépendance des magistrats : elle expose tous les juges d’instruction de France au dessaisissement. Elle introduit de facto une subordination insidieuse des magistrats instructeurs aux procureurs généraux. Pernicieuse, la « BAJ » est aussi inégalitaire : il n’est pas offert à tout le monde de pouvoir compter sur le relais d’un procureur général pour neutraliser un magistrat trop curieux. Enfin, elle engendre des effets pervers, en encourageant des « manoeuvres dessaisissantes », comme semble l’illustrer l’affaire Maréchal-Schuller. La bonne administration de la justice commande de supprimer la « bonne administration de la justice » comme cause de dessaisissement.
Un impératif nouveau : la « bonne administration de la vie publique ».
Une « administration de la justice » bien comprise suffit à opter résolument contre le dessaisissement du juge Halphen. Mais comment perdre de vue la nature du dossier sur lequel il travaille depuis de nombreux mois : le financement d’une grande formation politique, qui présente plusieurs milliers de candidats aux élections municipales et au moins deux à l’élection présidentielle. Certes, le caractère éminemment explosif de l’affaire permet de comprendre l’acharnement et l’inventivité des dessaisisseurs. Mais il rend encore plus impensable l’hypothèse d’un dessaisissement, donc d’un ralentissement.
A choisir entre le ralentissement des investigations et l’accélération, nul doute qu’il faille préférer cette dernière. Et pourquoi ne pas aller plus loin. La « bonne administration de la vie publique » commande d’éclairer aussi complètement que possible les citoyens sur les hommes et les femmes qui se présentent à leurs suffrages. En somme, la question n’est pas de savoir s’il faut laisser le juge Halphen poursuivre ou s’il faut le dessaisir. La vraie question devrait être : faut-il le laisser poursuivre avec des moyens normaux ou avec des moyens accrus ?

Prolifération nucléaire et pensée unique

Prolifération nucléaire et pensée unique

Le Monde
Vendredi 16 juin 1995, p. 16

BESSIS JEAN LOUIS

L’INCARTADE française sur les essais nucléaires déchaîne les controverses. L’obsolescence du traité de non-prolifération nucléaire (TNP) passe inaperçue. La récente reconduction illimitée, inconditionnelle et unanime du TNP a été présentée comme une avancée pour l’humanité, un succès pour les diplomaties occidentales. Et si celles-ci faisaient fausse route ? Obsédées par la reconduction ad vitam aeternam du TNP par le plus grand nombre de pays possible, elles ont peut-être laissé passer l’occasion de compléter un traité dont on cerne mieux, vingt-cinq ans après sa première mouture, les insuffisances et les effets pervers. Encore faut-il s’extraire, ne serait-ce qu’un instant, de la « pensée unique » qui règne sur les états-majors et les chancelleries.
Le TNP institue une dissymétrie entre deux types de pays : ceux dotés de l’arme nucléaire et les autres. Les premiers, les cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU, se voient reconnaître le « port d’arme » nucléaire en tant qu’ayant fabriqué et fait exploser une telle arme avant le 1er juillet 1967 (article 9). Ils s’engagent à ne pas aider un État non doté à acquérir l’arme nucléaire. Les autres, les non-dotés, s’engagent à la fois à ne pas chercher à s’en doter et à accepter les contrôles de l’Agence internationale pour l’énergie atomique (AIEA).
En somme, le TNP ferme les portes du club nucléaire. En contrepartie, les États non dotés se voient reconnaître « le droit au développement pacifique de l’énergie atomique » (article 4) et les dotés s’engagent à cesser la course aux armements et à progresser dans la voie du désarmement nucléaire général (article 6).
On peut faire de cet article 6 deux lectures. Cynique : il s’agit d’une simple « clause de style », destinée à introduire dans le TNP un semblant d’équilibre, histoire de le rendre « signable » par le plus grand nombre. Lecture « causale » : il s’agit d’une clause déterminante du traité. L’engagement, par les uns, de désarmer, constitue la principale contrepartie à l’acceptation, par les autres, de « rester faibles ». En somme, si le TNP consacrait, en 1970, une aristocratie nucléaire, celle-ci n’était que provisoire et avait vocation à se résorber avec le désarmement.
Les puissances nucléaires ont résolument opté pour la lecture cynique : elles n’ont jamais renoncé à l’arme nucléaire. Du reste, elles ne se privent pas de la moderniser. En arrachant à la communauté internationale la reconduction illimitée du TNP, tout en repoussant le moindre calendrier de désarmement, les puissances nucléaires ont choisi de pérenniser la dissymétrie entre Etats dotés et Etats non dotés.
La reconduction du TNP fait l’impasse sur l’introduction d’un mécanisme de contrainte au sein du traité comme sur l’insuffisance manifeste des moyens de contrôle et de sanction dont dispose l’AIEA. Et aussi sur le sort des trois Etats nucléaires « officieux » : Israël, Inde et Pakistan. Non signataires du TNP, ils ne peuvent le rejoindre sans renoncer à l’arme nucléaire. Sauf à modifier le traité pour leur faire place dans le club. Cela constituerait, nous dit-on, une prime au fait accompli.
Pour justifier leur maintien hors du club, on invoque aussi la renonciation unilatérale à l’arme atomique par l’Afrique du Sud, en mars 1993 : ce précédent « historique » donnerait une raison d’espérer un geste analogue des trois « officieux ». Mais on omet de préciser que le président De Klerk était essentiellement animé par la crainte de voir la bombe passer aux mains de la majorité noire. Israël, Inde et Pakistan ne sont pas près de conclure des accords régionaux de dénucléarisation. Dès lors, pour commode que soit la fiction de puissance officieuse, le choix s’impose : les officialiser ou les contraindre à renoncer. Dans un cas comme dans l’autre, l’actuelle rédaction du TNP est inadaptée. Les Etats-Unis eux-mêmes n’ont-ils pas déjà proposé d’élargir le club en échange du gel des arsenaux des nouveaux venus ?
« Toutes les parties s’engagent à faciliter le développement de l’énergie nucléaire à des fins pacifiques, en particulier sur le territoire des Etats non dotés » (article 4). Seule contrepartie tangible à l’engagement de rester faibles, cette clause fait du TNP un traité de prolifération du nucléaire civil. L’AIEA a comme mission à la fois de promouvoir l’usage pacifique du nucléaire et de vérifier que ces applications demeurent bien pacifiques. Mais peut-on à la fois être promoteur et régulateur, acteur et surveillant, assistant et contrôleur ?
En 1970, on pouvait encore croire difficilement franchissable la frontière du civil au militaire. On sait aujourd’hui que tout plutonium est à la fois militaire et civil, que tout uranium faiblement enrichi (UFE) est source potentielle de plutonium et d’uranium hautement enrichi (UHE), que tout pays doté d’une capacité de retraitement et d’enrichissement peut réaliser cette conversion.
Le TNP est organisé autour d’une ligne de partage dont on mesure désormais la porosité : fallait-il le reconduire en l’état, sans y intégrer un dispositif réglementant la production et le marché des matières nucléaires « militarisables » ? Par exemple, en concentrant dans les pays « nucléairement sûrs » les capacités de retraitement ?
Il faudra bien, tôt ou tard, substituer au TNP un instrument juridique plus équilibré, plus réaliste et plus contraignant. La convention d’interdiction des armes chimiques (CIAC), conclue en janvier 1993 par 154 pays, après plus de vingt ans de négociations, pourrait servir de modèle au futur TNP. Equilibré : le CIAC ne fait pas deux poids, deux mesures, les Etats signataires s’engagent tous à renoncer aux armes chimiques, à ne pas tenter d’en produire ou à s’en déposséder. Réaliste : il prend la mesure du caractère dual de nombreuses substances chimiques. Il prévoit un régime d’inspection sévère, notamment pour les sites « non déclarés ». Contraignant : il prévoit des sanctions à l’encontre des signataires récalcitrants et des pressions drastiques sur les non-signataires suspects.
Ce qui a été possible pour le chimique doit l’être pour le nucléaire. Encore faudra-t-il que les chancelleries se résolvent à reconsidérer le dogme de la non-réécriture du TNP. Un chantier en regard duquel la question des essais français apparaît bien dérisoire.

C’est la coutume, initiée par Balladur, et non le droit qui impose à tout ministre mis en examen de démissionner. Une pratique aux effets pervers mal évalués. Du bon usage de la démission.

C’est la coutume, initiée par Balladur, et non le droit qui impose à tout ministre mis en examen de démissionner. Une pratique aux effets pervers mal évalués. Du bon usage de la démission.

Libération
REBONDS, mardi 2 novembre 1999, p. 5

BESSIS Jean-Louis

« Tout ministre mis en examen devra démissionner »: chacun souscrit au principe politique et moral qui veut qu’un ministre soupçonné se démette. Faut-il pour autant l’appliquer de manière aveugle, absolue, automatique?
Le moment est-il venu de reconsidérer l’axiome d’automaticité? Est-il conforme à notre droit? Comment a-t-il pu s’imposer aussi facilement? N’engendre-t-il pas des effets pervers?
1. Ce qui frappe en premier lieu, c’est l’origine circonstancielle de ce qui n’était au départ qu’une parade, inventée dans l’urgence, pour circonscrire les effets désastreux du cas Tapie. Avec la démission de trois ministres d’Edouard Balladur, on passait insidieusement du cas par cas à la coutume. De la parade à la norme. Il est déjà peu banal qu’une norme comportant de pareils enjeux ait une origine coutumière dans un pays de droit écrit. Improvisée, puis reconduite par les Premiers ministres successifs, elle ne fut jamais débattue. Ni, a fortiori, soumise aux filtres institutionnels du Conseil d’Etat, du Parlement ou du Conseil constitutionnel.
Un projet de loi en ce sens aurait eu peu de chances de devenir une loi de la République. Si cette règle avait fait l’objet d’un débat en bonne et due forme, on aurait rapidement constaté qu’elle ne méconnaissait pas seulement la présomption d’innocence, très en vogue, mais également le principe de la séparation des pouvoirs: le magistrat qui décide la mise en examen d’un ministre modifie, malgré lui, la composition du gouvernement. On se serait interrogé sur son champ d’application: la limiter aux seuls ministres, ou l’étendre à tous les présidents d’exécutifs régionaux, départementaux, locaux? Voire au chef de l’Etat…
On se souvient d’Alain Carignon, démissionnaire du gouvernement avant même d’être inquiété, mais s’accrochant à son fauteuil de président de conseil général, après même son renvoi en correctionnelle. Et que dire des maires condamnés et réélus triomphalement?
On se serait probablement interrogé aussi sur la nature des infractions concernées par le « couperet »: y aurait-on raisonnablement inclus la mise en examen pour diffamation? Assurément non.
2. Ce qui frappe encore, c’est que personne ne semble remettre en cause le système d’automaticité. Il est vrai que l’homme politique qui s’aviserait de discuter cet axiome se verrait aussitôt taxé d’arrière-pensées, d’autoprotection. Quant à l’opinion, elle y voit un signe enfin tangible de moralisation de la vie publique. Elle pressent qu’un ministre mis en examen délaissera son ministère pour se consacrer corps et âme à sa défense. Qu’on se rappelle Bernard Tapie convoquant dans son bureau le directeur des affaires criminelles. Ou Gérard Longuet apostrophant publiquement son collègue garde des Sceaux. Des comportements aujourd’hui heureusement inconcevables.
3. Cette automaticité, on commence à en mesurer les effets pervers.
Elle place les magistrats dans des situations intenables. Avant de mettre en examen, le juge d’instruction n’a à se prononcer que sur l' »existence d’indices graves et concordants ». Face à un ministre, il doit en outre se poser désormais une tout autre question: « M’appartient-il de remanier le gouvernement? » Quant aux procureurs de la République, c’est l’exercice de leur prérogative majeure apprécier l’opportunité des poursuites qui se trouve faussé par la même question. Jusqu’alors, le critère essentiel du classement était le caractère véniel de l’infraction.
La règle d’automaticité produit des effets différenciés selon le tempérament des magistrats. Effet intimidant: nombre d’entre eux s’abstiendront de mettre en examen ou classeront sans suite des actes hautement répréhensibles.
Mais peut-on exclure symétriquement un effet galvanisant sur les magistrats les plus intrépides ou sur ceux qui redoutent d’apparaître comme serviles? De surcroît, on risque de voir des magistrats, au gré des convictions et des solidarités, sauver un ministre compromis, ou le forcer à démissionner moyennant une simple mise en examen.
Il est urgent de découpler l’acte judiciaire et l’acte politique, de restituer à la démission sa vraie nature: une décision prise en conscience, au cas par cas, prenant en compte, notamment, la gravité des faits reprochés.
Urgent de rendre aux magistrats la liberté de poursuivre et d’instruire.

Des sages si conservateurs

Des sages si conservateurs

Le Monde
Débats, mardi 21 mars 2006, p. 27

Le Conseil constitutionnel et le CSA, ces institutions si importantes pour notre démocratie, sont et seront majoritairement à droite. Démonstration
JEAN-LOUIS BESSIS, MAURICE RONAI

Huit membres sur neuf au Conseil constitutionnel. Neuf sur neuf au Conseil supérieur de l’audiovisuel : c’est la proportion des personnalités que la droite aura nommées dans ces deux instances à la veille de la présidentielle de 2007.
Au cours de ses douze années de présidence, Jacques Chirac aura, par une prérogative discrétionnaire conjuguée notamment à celle du président du Sénat (structurellement conservateur), procédé à seize nominations au CSA et dix au Conseil constitutionnel. Au cours des cinq années Lionel Jospin, la gauche n’a eu droit qu’à deux nominations dans chacune de ces deux institutions. Si l’Elysée, Matignon et l’Assemblée nationale sont soumis au jeu de l’alternance, le Conseil constitutionnel comme le CSA obéissent à un rythme différent, renouvelés par tiers, l’un, tous les trois ans, l’autre, tous les deux ans. Ce décalage a théoriquement pour vocation de lisser les mouvements du corps électoral, voire de tempérer les alternances politiques. Cette précaution institutionnelle aurait dû garantir l’impartialité de ces deux autorités. Loin s’en faut.
On objectera que le chef de l’Etat et les présidents des deux Assemblées ne nomment pas que des militants au Conseil constitutionnel et au CSA. Que leurs membres n’endossent pas nécessairement les positions de l’autorité à laquelle ils doivent leur désignation. Que chevronnés, voire en fin de carrière, il peut même leur arriver de se montrer indépendants. Il reste qu’une autorité dont la raison d’être est l’indépendance ne saurait être monocolore. Et quelle que soit la carrure de Pierre Joxe [socialiste, membre du Conseil constitutionnel depuis février 2001], il n’est pas absolument certain qu’il puisse, à lui seul, faire contrepoids à ses huit collègues de la rue Montpensier.
Censeur du Parlement, et partant du gouvernement, le Conseil constitutionnel joue un rôle crucial dans l’élection présidentielle : il contrôle les parrainages et arbitre des contestations éventuelles. Quant au CSA, outre qu’il régente notre quotidien passé devant la télévision à raison de trois heures trente par Français et par jour, il contrôle le déroulement de la campagne présidentielle en veillant, notamment, à l’équilibre des temps d’antenne. En amont de la campagne, il aura désigné le président de France Télévisions, pour cinq ans. A défaut d’exercer son rôle de gendarme de l’audiovisuel, notamment à l’égard de groupes puissants comme TF1, il attribue les autorisations d’émettre. Cette domination criante de la droite au Conseil constitutionnel comme au CSA se prolongera bien au-delà de la présidentielle et des législatives, quelle qu’en soit l’issue.
Première anomalie : vu le caractère indélébile du Sénat, il faudrait à la gauche deux quinquennats (présidence et législature couplées) pour rétablir l’équilibre, voire se frayer une majorité, quand un seul suffit à la droite. Deuxième anomalie : puisque le président du Sénat (qui est toujours de droite) nomme trois des neuf membres des deux instances, la gauche peut y aspirer au mieux à une majorité, alors que la droite peut prétendre à l’unanimité (malgré cette dissymétrie, la gauche a cru devoir, en 1989, calquer le mode de désignation du CSA sur celui du Conseil constitutionnel). Circonstance aggravante : la réduction du mandat présidentiel. Un quinquennat procure au chef de l’Etat une ou deux nominations au Conseil constitutionnel (deux ou trois au CSA) : le septennat, lui, en autorisait deux ou trois au Conseil constitutionnel (trois ou quatre au CSA). Ajoutons des effets de calendrier qui permettront à Jacques Chirac de désigner, avant de quitter le pouvoir, les présidents de ces deux autorités.
Si la gauche revient aux affaires en 2007, elle gouvernera avec un Conseil constitutionnel et un CSA monocolores. Elle patientera jusqu’à février 2010 pour disposer de deux sièges sur neuf rue Montpensier. Si elle était reconduite en 2012, c’est en 2013 qu’elle y conquerrait une minorité significative de quatre- neuvièmes. Si elle ne l’est pas, la droite retrouve mécaniquement sa suprématie. S’agissant du CSA, les fenêtres de tir auront lieu respectivement en 2009 (deux nominations) et 2011 (deux autres). C’est ainsi en fin de mandat que la gauche y rétablirait un semblant d’équilibre.
En somme, sauf deux victoires consécutives de la gauche à la présidentielle comme aux législatives, la droite est assurée de conserver sa mainmise sur ces deux piliers de notre démocratie.